Des personnages en quête de romans, roman de Xavier Hart

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Comment lire les chapîtres du roman

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Début du roman interactif

Des personnages en quête de romans, roman de Xavier Hart.

Chapître 0 : avant propos

J'aime ces romans comme "Les Thibauts", "Jean-Christophe" ou "les hommes de bonne volonté", dans lesquels les personnages se croisent, vivent avec les événements de leur temps, nous ressemblent. Ce sont des fictions romanesques, mais on voit vite que les héros font partie de la vie de l'auteur. Jerphanion, ce jeune normalien, qui arrive de sa province, et qui découvre Paris du haut des toits de l'école de la rue d'Ulm, il n'y a pas de doute, c'est Jules Romains.

On rencontre au fil des pages de ces 27 volumes, des personnages étranges comme Quinette, qui montrent l'humanité dans toute sa diversité. Ils réapparaissent plus loin, d'une manière inattendue, leurs histoires s'entremèlent, on aimerait connaître leurs destinées. Le crime de Quinette a peut-être été inspiré par la vie de Landru! L'histoire romanesque se mélange avec des faits réels, il n'y a pas un seul héros. On retrouve l'humanité toute entière, les foules, les villes, et les sentiments, surtout l'amitié, l'amour sous toutes ses formes.

L'hommage de Jean d'Ormesson, en 1974, qui a été élu au fauteuil de Jules Romains, à l'Académie, nous éclaire sur cette littérature unanimiste que j'aime : Lien externe : Discours de réception de Jean d'Ormesson à l'Académie française, hommage à Jules Romains

J'ai un peu peur, en écrivant ces premiers romans, d'être pitoyable devant tous ces courants littéraires que sont le symbolisme, le réalisme, le surréalisme... Il y a tellement de styles, de génies, qu'il est décourageant de commencer un roman. Souvent l'écrivain se sent rejeté par son temps, comme ce "marchenoir" que l'on retrouve chez Léon Bloy, dans "le désespéré" et dans "la femme pauvre". Qui a lu les souffrances de cet auteur catholique anticlérical, qui a mis toute sa ferveur, pour dénoncer la décadence d'une littérature bien pensante, avec une véhémence qui ne pouvait que l'exclure de tous les cercles littéraires. Il décrit une pauvreté authentique, la misère des prostituées...d'autant mieux que sa vie et ses romans ne font qu'un.

Mais cet héroïsme de l'écrivain, quand il atteint ce degré de vérité, est-il vraiment nécessaire? Je n'ai pas de doctrine à défendre ou à condamner, de faits à inventer, de sentiments à cacher. Notre personnalité est influencée, pour une part importante, par ce que l'on a vécu depuis la petite enfance. L'environnement familial, les évènements marquants d'une époque, suffisent pour l'atmosphère dramatique d'un roman, sans que l'auteur ait besoin d'en rajouter. Parfois, je me demande si ces accumulations de coïncidences exagérées, ne vont pas paraître invraisemblables.

L'histoire malheureusement se répette dans toutes les familles. On ne trouve plus, dans la littérature d'aujourd'hui, ces grandes fresques décrites par des auteurs comme Balzac ou Zola. Peut-être que la vie actuelle ne laisse plus le temps de lire des dizaines de volumes qui se suivent! En lisant "la vie, mode d'emploi" de Georges Peyrec, j'ai pensé qu'il serait possible aux lecteurs, de rencontrer les personnages de plusieurs romans, dans un ordre arbitraire. Ce serait comme si l'on lisait un livre, en choisissant sa page de lecture, dans un ordre qui n'est pas l'ordre naturel.

Pour garder une certaine cohérence du récit, chaque personnage devra être bien identifié, avec ses sentiments, ses faiblesses... Le lecteur le rencontrera plus tard, comme on retrouve un ami, un voisin, un profiteur, un collègue... Dans les chapîtres de ce premier livre, vous comprendrez tout de suite que Patrice est le héros principal. C'est peut-être un reflet de l'auteur. Il a rencontré Sylvie, avec qui il s'est marié, après une déception amoureuse avec Julie. On retrouve ces 3 personnages, dans le premier roman "l'éclipse".

Vous pouvez commencer par lire le roman "l'éclipse", pour tout de suite rencontrer les héros dans leur vie d'adultes. L'éclipse, roman de Xavier Hart Ici, je parle uniquement de l'enfance de Patrice, dans un environnement qui peut expliquer ou excuser son comportement ultérieure.

Chapître 1 : l'auteur parle de l'enfance de Patrice

Une période mouvementée : c1.P1

Les événements de Munich ne laissent rien présager de bon. Ma mère n'était pas pressée de se marier. Ce n'était pas à cause de ces périodes troublées qui précèdent une guerre mondiale. Non, c'était plutôt qu'elle trouvait que ses relations avec ce jeune homme, auprès duquel elle faisait le voyage en car tous les matins pour aller travailler, étaient suffisantes, pour son côté romanesque. Il lui disait qu'il faudrait penser à quelque chose de plus sérieux. Il ressentait comme une urgence à ne pas laisser traîner les choses. Comme il faisait partie de la JOC, il apréhendait l'avenir et voyait bien la montée du nazisme.

Je ne sais pas si c'est une fatalité, mais sa courte vie a été marqué par un destin tragique. Déjà sa naissance n'a jamais été éclaircie. Quand j'avais une quinzaine d'année, j'ai demandé à ma grand-mère, pourquoi mon père avait le même nom que celui de ses parents à elle. Ce n'était pas normal! Elle me répondit avec aplomb : c'est parce que je me suis marié avec un monsieur qui portait le même nom que mon nom de jeune-fille. C'est un nom très courant en Alsace, comme Dupont en France. Je lui ai fait remarqué que l'Alsace, c'est aussi ent France.

Elle disait souvent "vous, les français de l'intérieur", vous ne pouvaient pas comprendre. Elle avait une amie, qui s'était mariée, entre la guerre de 70 et la guerre de 14, avec un monsieur du nom de Zwanziger. Quand elle a appris, à la déclaration de la guerre, en 1914, qu'il était d'origine allemande, elle a tout de suite divorcé, alors qu'elle avait déja un enfant. Ce sentiment patriotique était très présent chez les vieilles personnes, qui avaient vécu leur jeunesse sous l'occupation allemande de l'Alsace et de la Lorraine. Il l'emportait sur les sentiments humains!

Ma grand-mère a gardé sonsecret jusqu'à sa mort. On a fait des suppositions, car elle avait été placée en Suisse pendant quelque temps, quand elle avait une vingtaine d'années. On pense qu'elle a dû avoir un enfant avec un notable de Thann. En ce temps là, il fallait cacher les "filles mères", comme on les appelait alors! Ma mère croyait à une histoire plus romanesque, comme on en trouve chez Henri Bordeau. Elle avait imaginé que sa belle-mère avait rencontré un officier de l'armée française, qui se serait battu sur le front, et qui aurait été tué sur l'HartmannWiller Kopf.

Cette montagne est plus connue chez nous, sous le nom de "Vieil Armand". Il s'y est passé des batailles de tranchées, qui ont fait de nombreuses victimes, comme l'atteste l'immense cimetière militaire qui domine la plaine d'Alsace. Elle recherchait un livre de cet auteur, qui aurait écrit "la jolie fille de Thann". En fait, j'ai trouvé bien plus tard, que le vrai titre est "la résurection de la chair". C'est un de ces romans moralisateurs, que l'on trouve maintenant un peu ringard.

Je comprends que cette littérature devait lui plaire, à cause de l'éducation stricte qu'elle avait reçue de son père, qui était militaire de carrière. Il avait été blessé lors de la première guerre mondiale et avait été décoré de la croix de guerre. Ma mère vénérait son père. Elle l'a toujours appelé Papa, même à la fin de sa vie, quand elle avait plus de 90 ans. Son papa avait été veuf, quand elle avait une dizaine d'années, nous disait-elle, mais nous avons appris bien plus tard que ce n'était pas vrai.

En fait, sa mère était parti avec le meilleur copain de son père, qui était sincyrien, de la même promotion que lui. Ils se sont provoqués en duel, au bois de Boulogne. Les duels étaient formellement interdits, mais pour l'honneur, que ne ferait-on pas. Les autorités militaires ont radié le copain et mal noté son père, en lui donnant un blame. Cela explique que malgré sa bravoure, il n'est pas monté en grade et n'a fini sa carrière que comme commandant. Mais ma mère ne pouvait pas nous dire qu'il était divorcé. Pour elle, c'était inconcevable.

J'ai appris cette histoire après son décès, en feuilletant des papiers de famille. La religion catholique voyait d'un mauvais oeil les divorcés, qui n'avaient plus le droit de se remarier à l'église, qui étaient exclus de la communion... C'est pourquoi, dans certaines familles, on ne divorsait pas, quelqu'en soient les circonstances. Elle avait suivi son père, dans les villes où il etait affecté. Elle avait commencé des études aux beaux-Arts, à Valenciennes. Quand son père a été nommé à Paris, elle a arrêté, à cause, nous disait-elle, du bizutage stupide que l'on réservait aux nouveaux. On faisait, paraît-il, se dèshabiller un garçon et une fille, que l'on peignait, l'un en bleu et l'autre en jaune. On les enfermait dans une pièce dont ils ne devaient ressortir que quand ils seraient "verts tous les deux"!

Evidemment, cela choquait son éducation. Elle s'est contenté d'un cours privé, mais c'est dommage, car elle avait un vrai talent de peintre. Elle a été embauché chez le constructeur Brandt, pensant dessiner pour la ferronerie d'art. L'arrivée de la guerre a remplacé cette orientation artistique, par la construction d'armes. Mon père était dessinateur industriel et poète à ses heures. Il réalisait, sur bois, des paysages alsaciens, ainsi que des aquarelles, mais sans jamais avoir particulièrement appris la peinture. Tous ces points les rapprochaient.

Il avait une grande admiration pour sa mère, qui ne l'avait pas élevé, mais qui avait travaillé comme dame de compagnie, auprès de riches américaines. C'est elle qui subventionnait toute sa famille, tandis que sa jeune soeur Madeleine, s'occupait de lui et de leur vieux père. On l'avait mariée avec un italien bien plus vieux qu'elle, peut-être pour donner une sorte d'apparence honorable à sa situationde mère célibataire. Il était mort depuis longtemps et ce ne devait pas être le grand amour, car elle disait souvent : Ne me parlez pas des hommes, ils sont tous les mêmes! Elle avait fait construire une maison à Thann, au moment de la loi Loucheur, qu'elle avait fait mettre au nom de sa soeur, pour que les "italiens" ne la réclament pas en héritage, si il lui arrivait quelque chose. Sa soeur lui a fait une reconnaissance de dette, qui a été bien utile par la suite.

Je n'ai jamais connu cette tante Madeleine, qui s'est installée à NewYork au début de la guerre, avec un monsieur bien plus vieux qu'elle, assez riche, juif et aveugle. Il n'y avait pas trop d'atomes crochus entre les 2 soeurs, et cet acte de propriété au nom de sa soeur les a brouillées plus tard définitivement. C'est certainement pour tout ça que son fils disait : Quand on sera marié, maman viendra habiter avec nous. Je ne m'en séparerai jamais.

Ils se sont mariés en 36, l'année des congés payés, et mon frère, puis moi, nous sommes arrivés dans la foulée. Nous habitions dans un rez de chaussé assez sombre de l'avenue de Wagram, trop petit pour nous quatre, plus la belle-mêre. On a déménagé pour un 3 pièces d'un immeuble de 7 étage, près de la porte de Saint Cloud. Mes parents n'ont pas vécu longtemps ensemble. L'exode de 1940 les a séparés. Il fallait absolument quitter Paris, avant que les allemands n'y entrent.

Nous sommes tous partis vers le Sud, sauf mon père, qui partirait avec la société. Les routes étaient encombrées de toutes sortes de véhicules, dans un dèsordre indescriptible. C'est très bien rendu, dans le film "Jeux Interdits". Il est parti à vélo quelques jours après nous et personne ne l'a plus jamais revu. Il a été écrasé par un camion militaire, près d'Issoire. Un prêtre a recueilli ses dernières paroles. Leur vie commune avait duré moins de 4 ans, et son veuvage, toute la vie.

C'est sa belle-mère, que nous appelions grand-maman, qui nous a élevés, d'une main de fer. Elle avait une certaine classe, parlait couramment l'anglais, l'italien et bien sûr l'allemand et l'alsacien. C'était une figure, toujours élégante, avec son chapeau jaune, avec une jolie plume pour le réhausser. Elle n'avait pas apprécié, quand un gamin, dans l'escalier, lui avait dit "bonjour indienne!".

Elle s'occupait de tout, de la cuisine, des courses, de la confection des vétements car elle avait été couturière... Je disais à tout le monde : Grand-maman, elle sait tout faire, sauf les lunettes et les chaussures. Ah! ces lunettes. J'ai dû en porter tout petit. Elles sont vite devenues de grosses lunettes d'écaille, pour supporter l'épaisseur des verres. Tous les ans, il fallait augmenter la correction, tellement je devenais myope.

J'étais assez complèxé, avec ces gros verres qui me donnaient une face de clown. Pour m'épanouir, j'ai pris l'habitude d'être espiègle, contrairement à mon frère, qui était bien trop sérieux pour moi. On lui demandait de surveiller son petit frère, pour qu'il ne fasse pas de bêtises, ce qui lui donnait encore plus d'importance à mes yeux.

La période de la guerre : c1.P2

On est resté quelques mois dans le Sud, près de Libourne, juste après l'exode. J'étais trop petit pour avoir des souvenirs de cette période, mais j'ai tellement entendu raconter les mêmes histoires, que je finis par croire que ce sont mes souvenirs. On était assis sous une verrière en attendant le repas. Grand-maman nous fit déménager pour un coin moins chaud, au fond de la terrasse. Un gros berger allemand aboyait juste au-dessus, dans un état d'excitation extrême. Soudain, il sauta par dessus le balcon et passa au travers de la verrière, dans un bruit de verre brisé, juste où nous étions assis quelques minutes plus tôt. C'était une vraie chance.

Quand nous avons appris la triste nouvelle de la mort de mon père, il ne servait à rien de rester dans le Sud, d'autant plus que l'armée française était en déroute et que les allemands avaient déjà occupé la moitié Nord de la France. Il y avait une ligne de démarcation. Plus au Sud, c'était la France libre. Nous sommes remontés à Paris, dans l'appartement de Boulogne. J'allais à la maternelle, dans un cours privé, en face d'une maison qui plus tard, a été occupé par André Malraux. J'étais plus souvent sous la table, qu'assis sur mon banc. J'étais déjà insupportable à l'école, en me promenant de table en table, au lieu de rester en place.

Enfin, dès tout petit, je faisais le pître. Ca me démarquait de mon frère. A part les restrictions, il n'y avait pas d'autres manifestations de l'état de guerre. Un jour, on sonne à la porte de l'appartement. C'est un homme, en uniforme allemand. Je fiens tire un petit ponjour à la grand-maman. C'était un alsacien de Thann, qui avait su que nous étions à Paris. Il avait été obligé de prendre l'uniforme allemand. C'est ce que l'on à appelé plus tard, les "malgré-nous".

Des gens de l'immeuble avaient croisé cet uniforme allemand dans l'escalier et cela avait jeté un froid. Ma mêre en était toute retournée. Et si maintenant, on allait nous prendre pour des collabos! Déja que notre nom à consonnance germanique ne passait pas inaperçu! Il y eu une petite altercation avec grand-maman. En général, ma mère ne se rebiffait pas et disait toujours oui, sauf quand elle ressentait un danger pour les enfants.

Vers le milieu de la guerre, grand-maman voulut voir ce que devenait sa maison d'Alsace. Elle pouvait avoir facilement une autorisation de la "comandatur", grâce à la nationalité italienne, qu'elle avait obtenue par son mariage. Elle demanda si elle pouvait emmener les 2 garçons, ils seraient mieux que dans ce Paris occupé. Il n'en est pas question, j'ai déjà perdu mon mari, je ne veux pas d'autres malheurs. Le ton était si ferme que grand-maman partit toute seule. Elle revint très vite, ayant constaté que la maison etait en de bonnes mains et n'avait pas subie de dommage. Elle avait été réquisitionnée et était habitée par un officier allemand.

Les années se suivaient, moroses. Je suis passé de la maternelle à l'école des jésuites de Saint Jean de Passy. C'était une école privée, qui devait être bien chère pour ma mère avec son maigre salaire. Dans son milieu, catholique par tradition, on voyait d'un assez mauvais oeil l'école publique. Le directeur voulait la voir avant l'inscription, avec ses enfants, pour lui poser quelques questions. Pendant l'entretien, il paraît que je n'ai pas arrêté de lui faire d'affreuses grimaces. Ce n'était que de l'espiéglerie, mais mon frère me remonta les bretelles. Quelle autorité!

Bien sûr, ces petites pîtreries ne nous ont pas empêchés d'être inscrits. Les hivers étaient très froids. Sans chauffage dans l'appartement, il y avait des volutes de glace sur les vitres des fenêtres, que l'on ne pouvaient plus ouvrir, tellement elles étaient bloquées par le gel. Le jeu favori, dans la cour de récréation, était de faire de grandes glissades, sur des pistes que l'on retrouvait d'un jour sur l'autre. A part les restrictions, qui se sentait surtout pour les repas, je ne savais pas ce qu'était la guerre, jusqu'au jour où ont commencé les bombardements.

Nous n'étions pas très loin des usines Renault, qui servaient d'usine d'armement aux allemands. Je crois me souvenir qu'à la libération, Louis Renault a même été accusé de collaboration. Il y avait une DCA sur le toit du stade Coubertain, pour dissuader les avions américains de venir délester leurs bombes. Chaque fois que la sirène d'alerte retentissait, tout l'immeuble descendait à la cave, qui était assez profonde pour servir d'abri. Elle accueillait même d'autres habitants du quartier. Les avions lachaient leurs chargement de très haut, pour ne pas être atteints par la DCA, et les bombes tombaient souvent très loin de leur cible.

Une fois, le tir était tellement imprécis, qu'il tomba sur la station de métro Porte de Saint Cloud et sur l'église Sainte Jeanne de Chantal. Il y eu énormément de morts. Une autre fois, la bombe était si près, que le bruit était épouvantable, à tel point que l'on s'est demandé si l'impact était au-dessus de la cave. Une fois l'alerte terminée, au dehors, le spectacle était désolant. Toute l'enfilade de la rue Thiers avait été arrosée par un chapelet de bombes. Longtemps après, on pouvait voir ces maisons éventrées, comme coupées en deux. Par endroit on reconnaissait ce qui avait pu être une cuisine, une salle de bain...

Ces alertes étaient assez fréquentes et tout le monde descendait l'escalier quatre à quatre, dans un dèsordre indescriptible. Un gros monsieur du cinquième criait à sa femme : Tu as pensé de prendre les 80 mille francs! Depuis ce temps, on parlait de lui en disant "j'ai rencontré 80 mille". La cave était poussièreuse, insalubre. On était tous sérrés, en attendant la fin et les propos des uns et des autres n'étaient pas réjouissants.

On décida de ne plus descendre. Si l'immeuble devait être atteint, il n'y avait pas plus de risques en restant dans l'appartement, plutôt que d'être emmuré dans la cave. On se collait alors près d'un mur porteur, en attendant la sirène de fin d'alerte. Un ami était venu apporter quelques pommes de terre, qui nous changeait des éternels topinembourgs, quand soudain, la sirène retentit. Je lui dit que ce n'était pas grave, qu'il pouvait rester coucher à la maison si ça devait durer, il y a une place libre dans le lit de ma mère. Ils ont tous bien ri, malgré les circonstances.

Pour permettre d'avoir un peu plus à manger, la commune avait proposé des petites parcelles au bois de Boulogne, où l'on pouvait cultiver quelques légumes. On y allait quand il n'y avait pas classe. Je n'étais pas rassuré, car le bois était assez désert. Une fois, on a entendu une série de coups de feu et puis plus rien. J'ai su plus tard que c'était la fusillade de la cascade du bois de Boulogne. En représailles, les allemands avaient exécutés tous ceux qu'ils avaient ramassés. Des rumeurs annonçaient une libération prochaine de Paris. Le général Leclerc allait entrer avec sa division, par la Porte d'Orléans. Tous se trouvaient une âme de résistant, se proclamaient FFI, participaient à l'allégresse générale. C'était la fin d'un cauchemard.

Chapître 2 : une période de renouveau

L'après guerre : c2.P1

Tout recommençait. Il fallait tout reconstruire. Ca prendrait du temps. J'étais assez maigrichon, après toutes ces privations de la guerre. Pour changer d'air, on est allé, pour les vacances d'été, à Montreuil sur Epte, un petit village du Vexin. C'était assez près de Paris, mais quel changement. Voir la campagne, des poules, des vaches pour la première fois.

C'est un collègue du bureau qui avait donné l'adresse. Juste en face de l'endroit où nous étions, il y avait une grande et belle maison, habittée par un couple sans enfant. En fait ils avaient eu une fille, qui était morte de la grippe espagnole. Madame Heuguet, c'était son nom, proposa à grand-maman de venir chez eux, c'était plus grand qu'en face. Et puis j'ai une chambre indépendante où vous serez très bien.

C'était une femme autoritaire, un peu comme ma grand-mère. Elles devraient s'entendre à merveille. Finalement, à part mon frère, il n'y avait pas d'homme à la maison, ni dans notre entourage immédiat.

Grand-maman eut l'idée de faire venir son frère, qui habitait à Zurich. Il parlait très peu le français, mais ce serait une présence masculine. Notre grand-oncle était typographe de son métier. Il était vieux garçon, méticuleux à l'excès, un peu austère. Il ne pouvait remplacer un père, cependant il faisait des efforts pour s'occuper de nous. On jouait à "youcouli, sur la table", un jeu pour les petits. Il pouvait dire 3 phrases : "youcouli sur latable", "youcouli sous la table" ou "youcouli veut pas". Il fallait exécuter ce qu'il disait, mais pas ce qu'il faisait. Celui qui se trompait avait un mauvais point. C'était simpliste, mais quand on est petit, tout passe bien!

La Suisse, qui est un pays neutre, n'a pas souffert de la guerre. Il voulait se rendre compte des dégats qu'avait subi la France, en allant au Havre. J'étais tout excité à l'idée de prendre un train de grande ligne. Je les avais vu passer sans s'arrêter au Pont Cardinet, quand nous attendions le petit tortillard pour Montreuil. C'était presque une expédition. Il fallait rejoingre Vernon, où l'express s'arrêtait très peu de temps. Puis le train nous transporterait jusqu'à la gare maritime.

La vision du Havre était apocalyptique. Tout ou presque était détruit. Il y avait des trous d'obus remplis d'eau, partout sur la plage, avec des amas de ferrailles, de véhicules calcinés. Nous n'avions jamais vu la mer et malgré ces destructions, le spectacle valait la peine. Mon frère est tombé tout habillé dans un trou d'eau, ce qui a gâché la fin du séjour. Nous sommes restés sur place, jusqu'à ce que le vent ait séché ses affaires, que nous tenions à bout de bras. Ah! Celui-là, je le retiens. Je garde tout de même un souvenir inoubliable de cette journée.

Le midi, on a mangé un carré de fromage demi-sel Gervais. Aussi bon, je ne croyais pas que cela puisse exister! Avec le recul, je me rends compte que ce n'était presque rien, mais il faut se replacer dans ce contexte de l'après guerre. La fin de l'été arrivait. On décida de me laisser en pension chez madame Heuguet, ça ne pouvait que me faire du bien, pour la santé et aussi pour la discipline! En plus, cela ferait moins de fatigue, car mon frère était plus raisonable que moi.

On me mis à l'école communale du village, qui n'avait qu'une seule classe. J'avais par moment un peu le vague à l'àme, mais j'étais tout de même content de ne plus être confronté à mon frère. Il faut dire qu'avec lui, il n'y avait pas moyen de jouer. Quand on jouait au train électrique, je devais attendre qu'il ait tout monté avant de pouvoir toucher à quoique ce soit. C'était pareil avec les jeux de construction. Quand on allait enfin pouvoir jouer, il était temps de passer à table. Je donnais alors un grand coup de pied dans la construction! Ce n'était pas fait pour arranger nos relations.

Dans l'unique classe de Montreuil, je cotoyais des garçons et des filles de tous les âges. J'aurais toujours aimé avoir une soeur et c'est la première fois que j'étais dans une école, où les garçons et les filles étaient mélangées. Je garde des images précises du village. Un petit ru coulait au bord de la route.

La maison était juste au pied de l'église. Le dimanche, on sonnait la cloche, en se laissant monter et descendre par la corde qui l'actionnait. Un petit chemin montait vers un lieu où l'on pouvait voir des vieilles pierres avec des trous remplies d'eau pour les lapins de garenne. Le soir, il passait une nuée de corbeaux, toujours à la même heure. Un petit sentier traversait une prairie à vaches, et se terminait par un tourniquet pour empêcher les bêtes de passer. De l'autre côté, il y avait l'Epte avec de l'eau qui bouillonait en sortant du moulin, et plus loin, la colline où passait le petit train.

Quand la classe était finie, je m'allongeais au fond du verger, en regardant défiler les nuages, avec leur forme torturée. Je guettais le passage du train sur la colline, que l'on entendait siffler au loin, en voyant des petits panaches de fumée blanche, qui avançaient en même temps que les tchou-tchous. On me demandais souvent d'aller chercher le pain à Copières, le village le plus proche. Il n'y avait pas plus de 2 kilomètres, mais cela me semblait déjà beaucoup.

Ne parlons pas de Saint Clair sur Epte, qui était au moins à 5 kilomètres, par la route qui traversait un bois sombre, que je croyais rempli de loups. J'étais assez peureux et très crédule. Madame Heuguet, qui ne voulait pas que je monte dans le grenier, m'avait dit : N'y va pas, il y a des "latuzés"! Pour ne pas risquer de rencontrer ces vilaines bêtes, je n'y suis jamais allé. Plus tard, elle m'a expliqué que c'était des "lattes usées".

J'avais le droit de cueillir une fois par semaine, une belle pensée, que je joignais avec ma lettre pour ma maman. Je ne sais pas si ce séjour en pension m'a corrigé, mais j'en garde un assez bon souvenir.

Un âge crédule : c2.p2

Enfin, on m'avait mis à l'école communale. Je m'y trouvais mieux que chez les Jésuites. C'était l'école du Parc des Princes, pas loin du stade. Juste à côté, il y avait l'école des filles. On y allait à pied, mon frère et moi, en traversant les jardins de la Porte de Saint Cloud. Il était dans la classe supérieure, et son droit d'aînesse était toujours bien présent. Il veillait sur le petit frère.

Un jour d'hiver, les grilles du jardin étaient restées fermées, car il avait neigé toute la nuit. Une belle couche blanche recouvrait les pelouses. C'était tentant de passer au-dessus des grilles, pour aller faire une bataille de boules de neige. Malgré ses réticences, mon frère nous a rejoint, avec d'autres gamins de mon âge, quand les coups de sifflet du gardien ont fait se sauver tout le monde. Pas de chance, mon frère a oublié de récupérer son cartable, que le gardien s'est empressé de saisir, à défaut d'avoir pu attraper les contrevenants. Il lui cria, si tu veux ton sac, t'as qu'à m'envoyer ta mère. Honteux d'être pris en faute, il dû avouer son forfait et maman alla récupérer le sac auprès du gardien. Celui-ci en profita pour lui soutirer un billet, si elle voulait éviter une contravention. Je n'étais pas mécontent. Pour une fois, il s'est fait gronder.

Une dame de la paroisse, qui était aussi veuve avec deux garçons, avait suggéré que l'on nous inscrive au patronage. Ce n'était pas bon que des jeunes comme nous, restent seuls, entre 2 femmes. Il leur faut des activités de garçons! Cette idée me plaisait bien, car l'atmosphère familiale me pesait. En fait, le patronage était un mouvement de "Coeurs Vaillants", qui, contrairement aux scouts de France, accueillait toutes les couches de la société. C'est là que j'ai connu mes copains, qui pouvaient être fils d'ouvrier, de gendarmes ou de bourgeois du 16 ième.

Je me sentais à l'aise dans cette diversité. Tous les Jeudis, on se retrouvait avenue de la Frilière, dans des locaux assez vastes pour recevoir plusieurs centaines d'enfants.

On allait jouer au bois de Boulogne. Au retour, on s'installait tous dans une grande salle de spectacle, pour regarder un petit film. C'était "rintintin" ou d'autres séquences pour enfants. Les films étaient loués, et chef Alice récoltait une petite participation pour les frais de location. C'était une belle femme, toute dévouée à l'abbé Blanc, qu'elle admirait. Il faut dire qu'il méritait bien cette admiration, ce prêtre bien différents des Jésuites de Saint Jean de Passy. Sa famille était très modeste et le sacerdoce, pour lui, c'était un moyen d'améliorer sa condition. C'était comme une promotion sociale.

Tous les paroissiens avaient été frappés par ses sermons pleins d'humanité. Il avait le don de toucher droit au coeur. Il était doué pour inventer des histoires, quand le temps nous empêchait d'aller jouer au bois. Il avait inventé 3 personnages "Félix, Pot de colle et Barbedru", et on réclamait à grands cris, la suite de leurs aventures.

Tous les ans, on donnait un spectacle, où l'on jouait des petits squetches devant les familles. On avait la chance de jouer sur une vraie scène, devant les feux de la rampe, avec des décors, un rideau... ON avait invité grand-papa, qui s'intéressait à notre éducation. Il avait une grande culture générale, trop grande à mes yeux d'enfant turbulent, qui aurait mieux aimé des contacts plus spontanés. Comme sa fille, il dessinait à la perfection. Il était aussi très inventif.

Pour Noël, on recevait des livrets qu'il avait confectionnés, des jeux originaux, le tout orné de dessins, de commentaires personnalisés. Cette année là, je retrouvais sur une page, le dessin de la scène de la fête du patronage. On voyait, entre 2 tentures, une tête ronde avec de grosses lunettes, et la légende : "la curiosité est un vilain défaut!" Je n'ai pas apprécié. J'étais déjà suffisament complexé par ma mauvaise vue, avec les gamins qui me traitaient de "binoclard".

On n'était pas trop gâté pour Noël, car les finances étaient au plus juste. A part les cadeaux du grand-père, on nous offrait plutôt des cadeaux utiles. Quand j'ai ouvert mon cadeau, il y avait dedans le pullover que l'on m'avait acheté 15 jours plus tôt. Je l'avais déjà porté et il était retourné dans son emballage pour l'occasion. J'ai versé ce soir-là, plus que des larmes de crocodile!

Pour les vacances de Pâques, on est tous allé en Alsace et grand-papa était de la partie. On se promenait sur les petits sentiers du club vosgien, en marchant lentement, car il avait une maladie de coeur, qui avait fait suite à sa blessure de la guerre. Tout en marchant, on cherchait les oeufs de Pâques. Il me disait, tu ne sais pas chercher, tiens! En voilà encore un! J'étais crédule et je n'avais même pas imaginé qu'il sortait l'oeuf de sa main.

Et puis il racontait une histoire stupide, qui avait le don de m'exaspérer. C'était à peu près : Le jeu du cochonnet se joue à trois. Pas Troyes en Champagne, ni Troie en Asie mineure, mais trois 1, 2, 3. Le premier prend la boule et la lance. Le deuxième prend la lance et la boule. Et que fait le troisième? Quelque soit ma réponse, il disait que je n'avais rien compris, et il répétait cette histoire stupide, et ainsi de suite... Avec le recul, je pense qu'il avait tort de se moquer de mon absence de discernement.

Grand-maman, qui avait un contact direct et sans ambiguïté avec tout le monde, n'appréciait pas trop le grand-père. Il lui avait fait des avances, mais ce n'était pas du tout son genre. Je réalise maintenant ce que devait être les rapports entre la belle-mère et la fille, qui vénérait tant son "papa". L'école reprenait, toujours semblable à elle-même. Mon instituteur était un homme autoritaire, sans chaleur. On était tous terrorisés. Pourtant, celui de la classe voisine était souriant, détendu, abordable.

Dans la cour de récréation, un élève me dit d'aller voir son maître, il m'appelle. Pardon m'sieu, vous m'avez appelé? Mais non, mon petit. Je vais faire le même coup à un autre, pour voir. Il va donc voir mon instituteur, qui lui demande quel est l'imbécile qui t'a dit ça? J'ai pris une bonne paire de claques, et à partir de ce temps, il m'a pris en grippe. Mais je me vengerai.

L'occasion s'est vite présentée. Il venait de confisquer un paquet de chewing gum à mon voisin de table et il le mis dans son bureau. Le soir même, quand tout le monde était sorti, je demandais au portier la permission d'aller rechercher mon bérêt, que j'avais oublié dans la classe. Je me précipitais sur le bureau et je volais les chewing gum, puis je remerciais le portier avec un grand coup de chapeau. Ce n'était pas un vol, puisque les "chewing gum" avaient déjà été volés!

Cette peau de vache a continué à me brimer, en expliquant que je devais redoubler, sinon je ne pourrais jamais être reçu à l'examen de passage en sixième. Il y avait une dictée pour laquelle on avait zéro pour plus de cinq fautes. J'aurais mieux aimé suivre un cours complémentaire, plutôt que d'aller au lycée. L'ophtalmo qui me suivait avait conseillé à ma mère, de me faire faire des études longues. Vous comprenez, avec sa mauvaise vue, on ne sait jamais. Je ne comprenais pas bien ce qu'il sous-entendait par là. Je l'ai mieux compris deux ans plus tard.

Du rêve de l'enfance à la réalité de l'adolescence : c2.p3

Je trouvais que l'école était monotone, et que les années se ressemblaient. Bien sûr, les programmes changeaient, mais sans surprise, sans émotion. La seule chose que j'attendais avec impatience, c'était les vacances en Alsace, avec les jeux dans la rue, jusqu' à la nuit tombante. Dans la maison voisine, il y avait trois enfants, un garçon de mon âge, sa grande soeur et sa petite soeur.

Paradoxalement, c'est avec la petite soeur Eveline que je jouais le plus souvent. On devrait plutôt dire que c'est elle qui jouait avec moi. Son jeu préféré, c'était de jouer à la coiffeuse et j'étais un patient bien docile. Et va que je te peigne, te parfume avec des lotions obtenues en remplissant des flacons d'eau naturelle... Heureusement, elle ne me coupait pas les cheveux. C'était la petite soeur que je regrettais de n'avoir jamais eue.

J'avais environ 12 ans, et parfois, il me semblait que je l'aimais plus qu'une petite soeur. Il faut dire qu'elle était assez polissonne. Une fois, on avait monté un petit spectacle, tout en haut de leur escalier. J'étais à mon affaire. J'adorai réciter des tirades du malade imaginaire, "du poumon, vous-dis-je!". Mon meilleur morceau, c'était le "distrait", des caractères de La Bruyère. Eveline, n'avait rien trouvé d'autre, comme spectacle, que de se montrer toute nue, simplement vêtue d'un grand plastique transparent. Je lui ai dis qu'elle était très mignonne, mais que ce n'est pas parce qu'il y a le mot "ève" dans son prénom, qu'il faille pour autant se montrer toute nue. Tu sais, je suis tout de même un garçon!

On jouait à cache-cache jusqu'à ce qu'il fasse nuit. On ne voyait pas le temps passer. Pour nous rappeler à la maison, grand-maman avait acheté une trompe. On ne pourrait plus dire que l'on n'avait pas entendu qu'elle nous demandait de rentrer. On avait inventé un jeu de chemin de fer. On acrochait des petites charettes en bois les unes aux autres, c'était le petit train Mulhouse-Thann. On avait fait des pièces de monnaie, en frottant le dos d'un crayon sur un papier qui recouvrait une vraie pièce. Cela permettait de reproduire le relief de la pièce.

Dans le jeu, il y avait le conducteur, ceux qui poussaient, les passagers... On devenait à tour de rôle l'un de ces acteurs, les pousseurs gagnaient des sous, les voyageurs payaient. Tout cela était possible, car il ne passait presque pas de voitures dans la rue. On a été jusqu'à une dizaine d'enfants du quartier, à jouer au train. C'était plutôt l'après-midi.

Le matin, j'étais avec Eveline. On partageait notre temps entre la coiffure et la petite charette que nous faisions rouler dans la cave. Elle se mettait devant moi pour la diriger et je la faisait avancer en tournant les roues avec mes mains. J'étais encore bien jeune, mais déjà j'éprouvais un certain plaisir de la sentir tout près de moi.

Le dimanche, les petits voisins allaient se promener avec leurs parents, et je trainais seul, comme une âme en peine. Souvent, je me plaçais sous leur fenêtre, en espérant qu'elle me verrait et qu'elle descendrait jouer. Sa mère avait remarqué qu'on s'entendait bien. Quand elle me voyait, elle me faisait monter et je restais dans la cuisine, pendant qu'elle préparait le repas. Plus tard même, ils m'emmenaient avec eux le Dimanche.

Le garçon faisait partie des petits chanteurs de Thann. C'était une manécantrie presque aussi prestigieuse que les petits chanteurs de Vienne. C'est alors qu'il est arrivé un drame. La chorale était partie à Dinard, quand on a téléphoné aux parents de venir le plus vite possible. Je ne savais pas exactement ce qu'il s'était passé.

On a confié Eveline à grand-maman pour la journée. Pour nous changer les idées on a pris le car, pour visiter des vieilles personnes, dans une maison de retraite de la vallée. Pendant que grand-maman faisait ses visites, on s'est un peu prommené. Eveline avait l'air toute triste et je l'ai prise dans mes bras pour la consoler. Je crois que c'était mon premier amour.

Mais je n'ai pas pu faire grand chose, son jeune frère était mort d'une hémorragie cérébrale. C'était encore plus dramatique que cela. Il s'était plaint d'un affreux mal de tête et les organisateurs du voyage lui ont dit de se reposer, que cela allait passer. Quand ils l'ont enfin conduit à l'hopîtal, il était trop tard. Au cimetière, je pleurais toutes les larmes de mon corps. La tombe était toute recouverte par des gerbes de fleurs. Tous les jours suivants, je retournais sur sa tombe. Je pensais à la chanson "C'était mon copain...".

Après cet accident, les jeux se sont arrétés. Une partie de mes rêves d'enfant s'était envolée à tout jamais. J'étais maintenant au lycée. Le prof de français-latin était de petite taille et je n'aimais pas son air arogant. Il sortait avec la prof de musique et je rigolais de les voir si mal assortis. Je n'avais que de sales notes. Ma mère fut convoqué et il lui dit que ça s'arrangerait si je prenais des cours particuliers avec lui. C'était dégoutant.

J'avais bien remarqué son manège. Il n'y avait que les élèves à qui il donnait des leçons, qui avaient les meilleures notes. J'ai dit à ma mère de ne pas se laisser intimider, je travaillerai plus pour réussir. Mais il a dû être furieux et mes notes n'ont pas remontées, malgré mes efforts. Les journées passaient lentement du matin 8 heures, jusqu'à la sortie de l'étude à 18 heures. Le midi, on mangeait à la cantine, et interdiction aux demi-pensionnaires de sortir dans la rue. D'ailleurs le surveillant général filtrait tous les élèves à la porte, en contrôlant les cartes de permanence.

Le plus dur à tirer, c'était les 2 heures d'étude du soir. C'est là que je faisais le plus rire la galerie. J'essayais de trouver des pîtreries amusantes, mais choisies astucieusement, pour ne pas me faire mettre à la porte. Une fois, j'ai accumulé une pile de vieux papiers. Je faisais mine de les trier et chaque nouvelle feuille, après avoir été examinée, était froissée et venait grossir un tas impressionnant. A chaque nouveau froissement, la salle était pliée en deux. Le gag se terminait par un cheminement vers la corbeille à papier, qui était juste sous le nez du pion.

Une autre fois, j'avais cassé un verre de mes lunettes et je me suis fait remarqué jusqu'à ce que le surveillant me demande ce que j'avais? Excusez-moi, monsieur, mais j'ai le "ver solitaire"! En règle générale, nos blagues étaient de bon goût. Une seule fois, on a mal joué. C'était avec un pion qui devait faire ça pour se payer ses études, car il ne paraissait pas fortuné, à voir comment il était habillé. Un potache nous a proposé d'entrer dans la salle, en fixant tous notre nez sur ses chaussures. Le pauvre est devenu tout rouge et moi, je ne me suis pas senti fier.

J'avais trouvé un autre gag tout à fait inoffensif. Je demandais à sortir aux toilettes et j'en profitais pour souffler fortement par le trou de la serrure de la porte de l'étude. Il paraît que l'effet était impressionant, à l'intérieur. Le surveillant se demander d'où cela pouvait venir. Je recommençais plusieurs jours de suite et tous s'attendaient à entendre le bruit insolite, chaque fois que je demandais à sortir. Le surveillant finit par faire la relation entre le bruit et mon absence. Il s'est alors approché de la porte qu'il a ouvert brusquement. Ah! Je te tiens. Donne-moi ton petit "trombonne"! C'était l'hilarité générale.

Mes prouesses dans le domaine de la pîtrerie, me valaient une certaine admiration de la part des copains. Heureusement que j'avais cette estime, car pour le reste, mes résultats scolaires étaient minables. On me gratifia de 3 examens de passage dans les matières importantes. J'ai alors été admis à passer en cinquième, à l'essai. Les premiers jours de classe, je choisissais ma place, à côté des élèves que je trouvais les plus jolis! C'était le début de la puberté. J'aurais mieux aimé m'assoir à côté d'une fille, mais avec cette séparation des sexes, je n'avais pas le choix.

Je trouvais que l'apparition de la sexualité, dans ma vie d'adolescent, venait compliquer les rapports que j'avais avec les autres. Je commençais à envier les beaux garçons, qui attiraient les filles, uniquement grâce à leur physique avantageux. Il y a quelque chose d'injuste dans ce comportement. Chez les bêtes, les rapports entre mâle et femelle semble plus faciles.

On avait encore cette année, ce petit professeur de français-latin, que je ne pouvais pas supporter. Il nous faisait apprendre les déclinaisons , comme s'il s'agissait d'une contine. Pour le cas de "templum", il fallait scander : plum plum plum pli plo plo pla pla pla plorum pliss pliss Je trouvais ça débile!

Enfin, je n'ai pas eu à le supporter très longtemps, pour raison de santé. Dans la cour de récréation, j'avais reçu une petite balle en caoutchouc dur en plein sur mon oeil droit. On est allé d'urgence voir l'ophtalmologue qui diagnostiqua un décollement de rétine. Le traitement par laser n'était pas encore inventé! Il fit l'opération sous anesthésie locale.

C'est la première fois que j'allais à l'hôpital. La veille de l'opération, quand je me suis retrouvé tout seul dans mon lit, j'avais la gorge serrée. En pleine nuit, l'infirmière de garde me dit qu'il fallait dormir, que tout se passerait bien. Je repensais à ces propos du spécialiste, quand il conseillait à ma mère de me faire faire des études. Je comprenais soudain que je risquais de devenir aveugle. Pourquoi avoir hérité de cet handicap de mon père. Pourquoi pas mon frère, qui avait tout pour plaire, qui était bon en classe... C'est injuste.

Pendant qu'il opérait, l'ophtalmo m'éxpliquait ce qu'il faisait. Avec un bistouri électrique, il faisait saigner la rétine, c'était la méthode d'autocoagulation. Il insistait en me disant que le plus important, c'est de rester couché sans bouger la tête, après l'opération, pendant quelques semaines, peut-être même plusieurs mois. J'avais compris que je ne reprendrai pas l'école cette année. J'étais très docile, la tête coincée entre 2 polochons.

Je n'ai pas perdu mon temps pendant ces semaines interminables. On m'a acheté une petite radio, que j'écoutais à longueur de journée. J'aimais particulierement les évocations radiophoniques, les émissions historiques, les informations. Je me souviens de cette évocation du naufrage du Titanic. C'était bouleversant, tous ces hommes qui chantaient pendant que le navire s'enfonçait dans les flots. Il y avait aussi les "maîtres du mystère", qui donnait tous les mardis, une histoire policière, tirée d'un fait divers.

Ce qui me plaisait le plus, c'était les pièces de théatre. Comme j'avais aimé "la ville dont le prince est un enfant" de Montherland. Je trouvais que cet amour platonique entre le petit chanteur et le prêtre n'était pas blâmable. C'est à partir de cette époque, que j'ai compris l'importance du pouvoir des mots, et de la manière de les dire. Même si l'on n'est pas physiquement attirant, on a un certain pouvoir, grâce à la parole. Ce sera ma revanche, j'y arriverai.

Un mois plus tard, on me retira le pansement, tout semblait bien, je voyais. Mais la réussite devait être de courte durée. Progressivement, tout s'est obscurci. Je n'ai osé rien dire, ayant trop peur de me retrouver encore immobilisé de longues semaines. Et puis, on peut voir suffisament avec un seul oeil. Personne ne s'est aperçu de rien. Aux visites médicales, quand on me faisait lire le tableau, je savais par coeur les trois premières lignes : E B, F a T, P R T A. J'ai réussi à faire croire au spécialiste, pendant des années, que j'avais 3 dizième de cet oeil!

Bien plus tard, j'ai appris que c'était une rétinite. J'étais un peu surpris que le corps médical ne découvre pas le pot aux roses, mais la médecine ne sait pas tout. L'année suivante, j'ai redoublé la cinquième. Je prenais de l'assurance. Je déjouais la surveillance, pour sortir après le déjeuner, en me faufilant parmi ceux qui avaient une carte de sortie permanente. On se retrouvait au café de Paris, juste en face du lycée LaFontaine, qui était un lycée de filles.

Ma mère ne nous donnait pas d'argent de poche et les petites pièces que j'étais censé donner à la quête du dimanche, ne suffisait plus pour mes besoins. Il y avait le babyfoot et aussi les flippers. Je regardais les autres jouer, mais j'aurais bien aimé participer. J'ai eu une idée géniale. J'ai demandé si je pouvais m'acheter un petit gâteau une fois par semaine chez le boulanger, le jour du catéchisme. On ne pouvait pas me refuser cette petite friandise. J'ai demandé de pouvoir m'acheter un baba au rhum. Ce n'est pas parce que j'aimais ce petit four, mais c'est parce que c'était celui qui coutait le plus cher.

Bientôt l'argent du petit gâteau ne suffisait plus à mes dépenses, d'autant plus que je m'étais mis à fumer en cachette. J'ai commencé à faucher des petites pièces dans le porte-monnaie qui était posé sur la commode d'entrée, puis de plus grosses pièces.

Grand-maman, qui avait du nez, m'a dit un jour : Viens voir ici, mais tu sens la cigarette! Tu es allé au café? J'ai protesté, mais elles ont dû se concerter, car un jour, ma mère est venue à l'improviste, me sortir du café, devant tout le monde. J'étais honteux. Je me disais que ce n'était pas du vol, de prendre des pièces à sa mère. Les copains avaient un fixe toutes les semaines, et moi, je rétablissais la situation, puisque personne ne songeait à mon argent de poche.

Ce n'est pas ce que l'on apprend au catéchisme. J'essayais de ne pas me culpabiliser pour ces petits chapardages. J'étais déjà assez perturbé par toutes ces questions que le prêtre nous posait à la confession. Mon enfant, n'avez-vous pas eu des pensées ou des relations impures? Ces questions me mettaient mal à l'aise et je répondais invariablement : non, monsieur l'abbé. Mon éducation sexuelle s'était réduite à sa plus simple expression. Une seule fois, ma mère m'a dit, comme unique recommandation : et surtout, ne touche jamais à ton petit appareil!

C'est fou ce que la religion peut faire de ravage, elle est bien loin des problèmes des adolescents. Devant des actes naturels, elle se voile la face, fait se développer un sentiment de culpabilité chez le jeune, qui a l'impression d'être anormal. L'église a toujours eu des idées fausses sur la sexualité, on le voit déjà avec cette sornette du péché originel, avec la virginité de Marie, avec l'interdiction du mariage des prêtres... De toute façon, si la nature nous a fait comme on est, on ne doit pas aller contre, la nature a toujours raison. Il suffit de regarder le comportement de certains prêtres, pour constater qu'ils sont frustrés.

J'avais un copain du patronage, qui me confiait qu'il ne voulait plus être assis à côté de l'abbé que ses parents invitaient à déjeuner, car il lui faisait des vilaines choses, par dessous la table. Je n'aimais pas parler du sexe, ni écouter ces blagues gauloises que l'on raconte à cet âge. J'étais disons-le, un peu coincé. J'avais la nostalgie de mes premières relations amoureuses d'avant la puberté, où tout se passait dans la tête.

Chapître 3 : une période pas facile à vivre

L'adolescence : c3.p1

Cette année, les vacances d'Alsace ont été bien différentes des précédentes. Finis le jeu du petit train, des séances de coiffure, des parties de cache-cache. La soeur d'Eveline avait grandi et j'avais dans l'idée que mon frère la regardait de trop près. Bien plus tard, elle m'a dit qu'il n'en était rien, qu'il était bien trop sérieux pour elle! On m'avait acheté un vélo d'occasion, qui avait été repeint pour donner l'impression du neuf. Toujours des économies de bouts de chandelles. C'était un clou, mais il me permettait de m'évader en solitaire, sur toutes les petites routes de montagne. J'ai même réussi à monter jusqu'à la route des crêtes! En haut, je restais à rêver, avec ce paysage bleuté des sommets au-delà de la vallée de la Thur. C'était vraiment beau, bien plus beau que ma vie insignifiante, sans passion.

Ce que je redoutais le plus, c'était quand ma mère venait nous rejoindre pour ses 2 semaines de vacances. Elle avait tout investi dans son travail et son chef se déchargeait sur elle, pour beaucoup de tâches. Ca l'arrangeait bien, car il devait se reposer après le déjeuner depuis qu'il avait été opéré du poumon. En contre-partie, il l'avait fait monter en grade, elle était maintenant chef de groupe. Elle aimait diriger les autres dactylos et secrétaires. C'était comme une revanche,car à la maison, c'est grand-maman qui avait l'autorité.

A force de faire tant d'heures supplémentaires, on ne la voyait pas beaucoup, sauf pendant ces 2 semaines de vacances. Mais alors là, c'était trop! On faisait essentiellement des marches en montagne, en partant dès le matin, avec un sac à dos. Aux moments les plus inattendus, elle entrait dans des colères qu'elle ne maîtrisait pas, pour ce que je croyais être des bêtises. Une fois, elle s'est mise à me crier après, parce que je descendais un petit sentier en courant. Elle devait repenser à tous les risques que lui avait décrit l'ophtalmo après ma première opération. Avec le recul, cela pouvait se comprendre.

Après ces emportements, elle essayait de se faire excuser, par des marques d'affection exagérées. Elle avait hérité ce comportement un peu caractériel, du côté de sa mère, qui avait débarqué une fois à Boulogne. Je n'ai pas su alors qui était cette dame, que j'ai qualifié de "folle de Chaillot". C'était bien celle qui avait quitté le grand-père pour vivre avec son copain de Saint Cyr. Une fois ses vacances terminées, on continuait les promenades avec notre grand-oncle suisse. Son calme me plaisait et me changeait des réprimandes injustifiées. Il était prudent. Il ne s'aventurait jamais sur un chemin non balisé. Il disait, avec ses quelques mots de français : "chemin sans d'écriture!"

Il avait raison, d'autant plus qu'il emmenait avec nous, d'autres enfants du voisinage. Il y avait la grande soeur d'Eveline et deux allemandes qui étaient en séjour linguistique chez elle. Je me souviens encore de leur nom, c'était Charlotte et Régina. La première était pénible. Elle devait connaître un garçon qu'elle avait dû laisser en allemagne, ce qui expliquait sa mauvaise humeur perpétuelle. Sa jeune soeur heureusement était malicieuse et épanouie. Eveline ne participait pas aux randonnées. Elle était trop petite, et la différence d'âge se faisait plus sentir que les années précédentes.

Une fois notre oncle reparti en Suisse, on n'avait plus le droit d'aller seul en montagne, pour des ballades d'une journée entière. Par chance, un de leurs cousins d'une vingtaine d'anné était de passage. Il nous a organisé une excursion au lac des Perches. Il s'était bien documenté, avait acheté une carte d'état major au 1/25000 ième... Pas de problèmes, on pouvait lui faire confiance.

C'était la plus grande marche que je n'avais jamais faite. Et puis ce petit lac tout étincelant d'étoiles, quelle merveille. Il s'appelait d'ailleurs le "sternsee", en Alsacien. C'était un lac glaciaire, entouré sur 3 de ses côtés par des pentes caillouteuses assez raides. On s'accrochait aux sapins pour ne pas glisser. L'eau était un peu froide, mais on s'est baigné quand même. Vers 15 heures, il était temps de rentrer, si on voulait arriver avant la nuit. On suivait le cousin, qui était bien rassurant, avec sa carte dans les mains. Il me semblait que le chemin descendait beaucoup, par rapport à l'aller, mais c'était normal, il voulait certainement nous faire passer par un autre endroit.

Au bout d'une heure de marche, on est arrivé à Rimbach, dans la vallée. C'est alors qu'il s'est aperçu que ce n'était pas la bonne vallée. Il fallait trouver un chemin pour redresser la situation, ou remonter jusqu'au lac et reprendre la bonne direction. La carte montrait un sentier en pointillé, qui rattrapait le VogelStein, un sommet avec des affleurements de granit, par où l'on retrouverait le vrai chemin pour le Rossberg, puis pour Thann. Ce jour là, on joua de malchance. Le sentier disparut dans un amas de pierraille, on dut contourner d'immenses fourmilières faites d'aiguilles de sapin, vers lesquelles convergeaient un flot continuel d'ouvrières besognieuses... Encore une chance que personne n'ait dévallé la pente qui devenait de plus en plus abrupte.

Quel soulagement de se retrouver sur le chemin de crête, sans dégat, mais avec un petit bémol, il était déjà 20 heures et il ne fallait pas espérer atteindre Thann avant 4 heures de marches. Le téléphone portable n'était pas encore inventé! On imaginait l'angoisse des parents, qui allaient nous attendre une partie de la soirée. On commençait la descente du Rossberg, à travers une fôret de sapin. La nuit était tombée et l'obscurité était encore accentuée par la présence des arbres. Je n'osais pas dire que je ne voyais plus rien, mais on se rendait bien compte que je ne marchais pas comme les autres.

La soeur d'Eveline me prit par la taille et on a fait la descente bras-dessus bras-dessous. Mon frère suivait derrière. Je pensais, pour une fois, c'est moi qui avait ses faveurs. On a été ramassé vers minuit, par une Jeep qui venait d'une colonie, au col de l'Hundsruck, sinon on serait arrivé encore plus tard. Grand-maman et sa mère étaient dehors et se demandaient si il fallait prévenir la gendarmerie, quand la Jeep est arrivée. On était si fatigué, qu'on ne s'est même pas fait attraper. Mais pour le coup, les ballades en montagne, c'était terminé.

J'allais souvent voir cette amie de ma grand-mère, qui habitait au fond de la ville. Elle avait un petit jardin, avec 3 tortues, qui se nourissaient exclusivement de salades. Il paraît que la plus grosse avait dans les 200 ans. Elle vivait avec son frère célibataire, qui avait joué des pièces sur le parvis de la cathédrale. C'était des mystères du Moyen-age, avec des scènes pour marquer le peuple. Je me souviens de "Jedermann", qui montrait un seigneur qui s'adonnait au plaisir et à la luxure. Quand il a ouvert son coffre pour y puiser son argent de débauche, c'est le diable qui en était sorti, comme un diable sort d'une boîte. Trand-maman avait poussé un cri! Il y avait deux personnages, le "cousin maigre" et le "cousin gras". Il jouait le rôle du "cousin maigre" et depuis ce temps, on l'appelait comme ça.

Le fils qu'elle avait eu avec ce "Zwansiger" habitait Lyon et avait une fille de mon âge. Je la voyais chez sa grand-mère, et j'aurais aimé qu'on se retrouve plus souvent ensemble. J'avais fait une belle photo d'elle, avec mon petit appareil bon marché. Je la gardais précieusement dans mon portefeuille. Déjà les vacances se terminaient. Les interminables journées du lycée allaient reprendre leur déroulement monotone.

Une petite déception : c3.p2

Tout n'était pas négatif, au lycée Claude Bernard. On a même eu un professeur d'histoire et géographie remarquable. Il s'appelait Louis Poirier. Ca ne vous dit rien, mais si je vous dis que c'est Julien Gracq, le prix Goncourt, vous n'en reviendrez pas! Alors lui, il ne se faisait pas chahuter. On n'était pas encore assis, qu'il nous racontait l'histoire de France, d'une façon si captivante, qu'on aurait entendu une mouche voler.

Mon voisin prenait tellement de notes, qu'il en avait mal au bras. Le cours n'était pas une suite de dates et d'événements, comme on le voit trop souvent dans les manuels. Il était étoffé de détails qui éclairaient la psychologie des personnages. Pour le coup d'état du 18 brumaire, il nous décrivait le futur Napoléon comme un garçon boutoneux, poussé en avant par son frère... Bien plus tard, j'ai lu son livre "Les carnets du grand chemin", où j'ai retrouvé cette manière passionnante de présenter l'histoire et la géographie.

Il y avait aussi des professeurs, qui essayaient de rompre avec cette monotonie des cours. Le professeur de sciences naturelles s'appelait monsieur Salvaing, et il était haut en couleur, avec son accent du Sud. Quand on entrait en classe, il presentait sa grosse main en disant "serre -moi la paluche". Il fallait aussi que toute la classe reprenne en choeur la fin des phrases qui se terminaient par "euse". On entendait ça dans tout le lycée. Voici une solution acqueuse "...eeeeuuuuse!" et de l'eau ferrugineuse "...eeeeuuuuse!". Il se mettait une craie dans le nez et si quelqu'un riait, il lui disait de sortir! Arrivé près de la porte, il lui disait : reviens! C'était des pîtreries à peine racontables, mais il arrivait à humaniser cette vie scolaire rébarbative et je lui tire mon chapeau.

Je continuais à aller aux "Coeurs Vaillants". En plus du Jeudi après-midi, on faisait des sorties le dimanche toute la journée. On revenait crottés jusqu'au cou, après avoir joué par tous les temps, dans les bois boueux de Verrières, de Saint Nom la Bretèche... Le Jeudi matin était plus studieux. On se suivait chez mon grand-père, mes cousins et moi, pour des explications de math. Ils étaient cinq chez ma tante, la soeur de ma mère. Seuls les 2 ainés, une fille et un garçon, qui avaient notre âge ,allaient aux cours de math du grand-père.

Ca n'a pas duré très longtemps, car il a été hospitalisé au Val de Grace, pour sa maladie de coeur. Ma mère allait le voir le dimanche, pendant qu'on était en sortie. Un dimanche soir, où nous étions rentré particulièrement fatigué, le dîner se passait dans un silence pesant, et ma mère ne disait pas un mot. Au bout d'un moment, grand-maman lui a dit : Maintenant, arrêtez ces simagrées! Votre grand-père est mort, voilà.

Tout semblait souvent compliqué pour ma mère, qui n'arrivait pas à dire simplement les choses éssentielles, pour ne pas nous faire de la peine. Elle avait été très affectée par la mort de son "papa", bien plus que moi, c'est sûr. Il faut en plus dire qu'elle avait appris la nouvelle d'une manière dramatique. Elle était arrivée dans sa chambre, comme tous les dimanche, quand elle a vu un autre malade dans le lit. Quand elle a demandé dans quelle chambre on avait mis son père, on lui a répondu froidement : "mais il est mort!" L'hôpital avait prévenu sa soeur, mais avait oublié de la prévenir elle.

L'enterrement a eu lieu au cimetière de Colombes. On suivait le corbillard, dans la 2 chevaux de mon oncle. J'étais assis avec ma cousine, à l'arrière. Un flic leva son bâton, pour faire la circulation, alors que le corbillard était déjà passé. Mon oncle lui dit qu'on faisait partie du cortège. En voyant le policier se mettre au garde-à-vous en disant excusez-moi, on n'a pas pu s'empêcher d'éclater de rire.

On n'allait pas souvent chez les cousins, car grand-maman n'appréciait pas l'oncle Pierre. C'est vrai qu'il avait du bagout. C'était normal, il était représentant de machines à coudre chez Singer. Pourtant, ça me changeait d'aller chez eux. La famille était un peu bohême et bien plus décontractée qu'à la maison. J'avais un bon public, pour mes boutades, comme à l'étude du soir, au lycée. Il y avait aussi mes 3 cousines, ce qui n'était pas fait pour me déplaire. Mon frère ne s'amusait pas de mes bouffoneries, mais tant pis pour lui.

Il avait aussi du mal à me supporter dans les sorties du dimanche, surtout quand je faisait enrager le chef, pour mon manque de discipline. C'était un garçon d'une vingtaine d'année, qui consacrait tout son temps aux mouvements de jeunes. Il était vraiment sympa, avec la bouche un peu de travers, enfin pas très beau, mais on n'en avait rien à faire. Pour lui, ce devait être plus dur à vivre. Quelques années plus tard, il avait connu une italienne à Rome, qui l'avait éconduit. Le pauvre garçon s'était suicidé!

J'étais parfois un peu triste de ne pas avoir une copine, mais ça viendra en son temps. Je regardais souvent la photo de mon portefeuille, en me disant que je serai un peu plus téméraire aux grandes vacances. On s'écrivait des lettres insignifiantes, mais je m'imaginais toujours qu'il y avait des sentiments plus forts, cachés derrière les mots. Le premier jour des vacances, elle était déjà là et on est tout de suite allé faire un tour ensemble. Quand j'ai pris sa main, elle est devenue toute rouge, l'a retirée brusquement et manifestement, c'était raté. J'étais arrivé trop tard! Un garçon de Thann lui avait déjà mis la main dessus, aux vacances de Pâques. C'était une petite déception, car je m'étais imaginé des choses...mais cela passera. Une de perdue...

Mes déceptions amoureuses n'étaient pas provoquées par des ruptures, elles provenaient des idées fausses que je me faisais sur les sentiments des filles à mon égard. Je devrais faire attention à ce défaut qui pourrait me jouer de sals tours.

Une année de perdue : c3.p3

J'étais maintenant en première. J'avais l'âge des surprise-parties, des sorties avec les filles. J'avais passé le temps des gamineries. J'avais même pris des responsabilités aux "Coeurs Vaillants". C'est maintenant les rôles renversés. J'emmenais les jeunes de quinze ans le dimanche, pour des jeux de piste, des marches en forêt... C'est un âge difficile, mais il m'appréciaient et me faisaient même des confidences.

Il y en avait un, un vrai voyou avec une tête d'ange, qui était chef de bande. On lui aurait donné le bon dieu sans confession et pourtant! C'était un meneur, toutes les filles lui couraient après. Il avait des moeurs un peu douteuses. Il n'était pas gêné, en me racontant qu'il avait mis la main dans la culotte d'une fille qui s'était laissée faire, la s-----!

J'ai suivi une formation de moniteur de colonies de vacances. Ce n'était pas la première fois que j'encadrais les enfants pendant un mois d'été. Avec cette formation, je pourrais gagner un peu d'argent. Jusqu'à présent, c'était du bénévolat chez les curés. Je pourrais songer à être payé, c'est bien normal, vu le travail que cela demande.

Au lycée, j'avais aussi droit aux histoires de certains élèves avec leurs copines. Ca n'était pas piqué des vers! Il y en a un qui était très fier de me dire qu'il avait couché avec la fille du voisin. Il disait, tu comprends, son beau-père est rentré hier complétement saoul, il l'a violéé, alors je l'ai consolée! Toutes ces histoires de sexe me gênaient, mais c'est dans la nature des choses.

J'ai même eu droit aux questions d'une petite fille, dans la rue, qui m'a accostéen me demandant comment naissent les bébés! Je lui ai conseillé de demander à sa mère. Je reconnais que c'est perturbant pour une petite fille et qu'elle ne peut pas découvrir ça toute seule. Nous, on a eu les commentaires en sciences-nat, sur le tissus épithélium, qui peut s'étirer suffisament pour laisser passer le bébé, et Monsieur Salvaing n'était pas en reste pour tout nous expliquer. Si j'avais dû me contenter de l'éducation de ma mère, les bébés seraient toujours nés dans les roses ou apportés par les cigognes.

On a eu droit à des cours d'instruction civique et horreur, c'était ce petit prof de français-latin qui était chargé de nous les faire. Je ne sais pas si il se souvenait de moi, mais il s'est approché de ma table, m'a dit de ramasser mes petites affaires et m'a flanqué à la porte sans raison apparente. Il a fait un rapport et j'ai été exclus du lycée pour 2 jours. J'ai expliqué chez moi que je n'avais rien fait. Ma mêre m'a cru sur parole et ne m'a fait aucun reproche.

J'ai été admissible à l'écrit de la première partie du bac. L'oral s'est très mal passé. Parlez-moi des Commores, demanda l'examinateur? Je ne connaissais même pas le nom des 3 îles, que je situais dans le mauvais océan! Collé, vous serez collé, vous repasserez en septembre!

Je n'ai malheureusement pas pu repasser l'oral, après ce nouvel accident de cet été. On jouait au foot sur la pelouse de la colonie, quand un séminariste un peu irresponsable, m'a envoyé le ballon en pleine figure. L'opération était inévitable et cette fois-ci, il n'était pas question de la rater! Pour plus de sécurité, le spécialiste m'a opéré à 3 reprises, à l'hôpital Trousseau. Ensuite, on m'a envoyé dans une maison de repos de la sécurité sociale, dans les Alpes du Sud. J'ai été retardé d'un an dans mes études, mais j'ai beaucoup appris de la vie.

Chapître 4 : une période d'instabilité

Le rétablissement : c4.p1

Je passe sur les 3 mois d'été après les opérations. Je devais rester, comme pour le premier décollement de rétine d'il y a longtemps, allongé sans bouger la tête. Je suivais scrupuleusement les consignes, pour éviter toute complication. J'étais dans le noir, les yeux bandés. Après, on m'a mis des sortes de lunettes avec uniquement un petit trou central, pour que je ne tourne pas mes yeux de côté.

Les jours se suivaient, monotones. Ma mère venait me voir tous les soirs après son travail. Elle avait toute la ligne du 62 à faire, ce devait être épuisant. Une fois ou deux, des copains m'ont rendu visite, ainsi que mon frère et sa fiancée. Je la connaissais bien. C'était une cheftaine, qui avait fait les colos avec nous. Sa spécialité, c'était de fleurter avec tous les moniteurs. Je trouvais qu'ils n'allaient pas ensemble. Elle était frivole, superficielle...et lui était sérieux à l'excès, moralisateur...

Grand-maman avait dit, si tu temaries avec cette fille, tu seras toujours sans le sou! Même l'aumonier, qui les connaissait tous les deux, a tout fait pour les dissuader, mais sans succès. Ils ont fait trois enfants et leur mariage a tout de même tenu plus de quinze ans, quelle prouesse! A part ces visites, je me morfondais le restant du temps, en attendant d'avoir le droit de me lever. Une fois, j'ai eu la surprise de voir arriver une élève de l'école d'infirmière, qui faisait son stage à l'hôpital. Je peux dire qu'elle était entreprenante, ce qui n'a pas été pour me déplaire. Elle est revenue plus d'une fois, mais la surveillante générale l'a surprise et elle a dû passer un sale quart d'heure. Elle n'est plus revenue.

Quand on m'a permis de me lever, je me promenais de salles en salles, pour aller voir les petits malades. Trousseau est un hôpital d'enfants. La plupart avaient été accidentés. Il y avait un petit malgache, mignon tout plein, qui avait avallé de la soude caustique. Un autre petit garçon avait une trachéotomie, pour avoir reçu une balançoire sur le cou... J'aidais les infirmières pour donner les biberons aux plus petits.

Pour m'occuper, je me suis mis dans la tête d'apprendre à jouer de la guitare. On m'a loué un instrument, pour voir si ce n'était pas un caprice. L'essai était concluant, j'apprendrai. Le soir du réveillon, une jolie fille a été admise en urgence. Pièrette avait avallé un morceau d'os en buvant un bouillon de viande. Ce n'était pas très grave. On l'a mise dans le box, à côté de moi et je la trouvais gentille. Dommage qu'elle avait déjà un copain, qui venait souvent la voir. Ils étaient touchants, avec leurs "baisers profonds", comme on en voit au cinéma! Vers la fin décembre, je pourrai enfin sortir.

Un apprentissage de la vie : c4.p2

J'ai mis longtemps avant d'écrire ce passage, tellement il est navrant. Vous pouvez le sauter, il n'apporte rien d'enthousiasmant! Comme mon état physique était minable, on m'a envoyé pour 6 mois à Saint Léger les Mélèzes, dans une maison de convalescence des Hautes Alpes. On est arrivé avec ma mère, en autocar depuis Gap. Tout était recouvert d'une épaisse couche de neige, qui ne devait fondre qu'à la fin du printemps. Le car nous avait déposé assez loin de la maison de repos, qu'il fallait rejoindre par un sentier pentu et verglacé.

Nous avancions péniblement depuis quelques minutes, quand un homme qui descendait en luge s'arrêta près de nous. -Je suis le secrétaire et je viens pour vous aider à porter vos bagages. Je ne m'attendais pas à ce moyen de locomotion, mais pour tout dire, c'était le seul possible. La nature était sauvage, grandiose, hostile. Tout semblait figé par le froid et la glace. Au début, j'ai eu beaucoup de mal à supporter ce climat, cette solitude dans un univers d'hommes plus ou moins déprimés... C'est la première fois que j'ai vu de si près, la diversité de la détresse humaine.

Il y avait assez peu de jeunes. Certains étaient là après une tentative de suicide, d'autre après une trépanation. Il y en avait à qui l'on avait oté un morceau de poumon, après une tuberculose, et des vieux dont on pensait qu'ils finiraient leurs jours ici... On m'installa dans une chambre avec 5 lits, où je n'avais qu'une petite table de nuit pour mes affaires, le reste étant mis dans une armoire, le long du couloir. Quand je me suis retrouvé seul, dans cet endroit coupé de la vie des bien portants, j'ai eu comme un vertige.

Après quelques jours, je commençait à connaître quelques pensionnaires par leur prénom. Il y avait Charlie, qui devait être un éducateur ou un sportif, bien dans sa peau, et je me demandais pourquoi il était arrivé dans ce lieu, tellement il avait l'air en bonne santé! Celui-là, il ne va pas rester longtemps. Il était suivi par un garçon d'une vingtaine d'année, qui ne le quittait pas d'une semelle et qui avait l'air de l'admirer. J'ai appris plus tard que ce garçon, qui avait souvent les yeux dans le vague, avait été trépané, après un grave accident d'auto.

Il y avait Georges Klein, qui se faisait appeler Jojo, qui s'était ouvert les veines avec un rasoir, qui me faisait peur rien que de le regarder. J'ai aussi rencontré un curé défroqué complètement sourd, qui avait absorbé des doses phénoménale de péniciline, alors qu'il était déprimé. J'ai aussi connu un vieux corse, qui passait son temps à confectionner des coeurs et des fer-à-cheval, qu'il destinait aux acheteurs éventuels, qui auraient un penchant pour les porte-bonheurs.

Enfin, il y avait Amoretti, qui ne pouvait être que corse, avec un tel prénom, mais qui était bien plus jeune, peut-être avait-il 25 ans au plus. Il parlait lentement, avec sérieux, d'une voix qui laissait entendre qu'il ne fallait pas lui raconter d'histoire. Les jours suivaient aux jours, monotones, sans vie. Une fois par semaine, un cinéma ambulant venait projeter un film de troisième catégorie. De toutes façons, si j'avais voulu le regarder, ma vue ne me l'aurait pas permis. J'entendais de ma chambre, la bande sonore, et elle ne donnait pas l'impression qu'il s'agissait de chef-d'oeuvres!

Un soir, on a eu une animation musicale qui m'a changé de l'ennui habituel. Charlie chantait, en s'accompagnant à la guitare, des airs à la mode. Il avait beaucoup de talent et son spectacle était de qualité. Il a ensuite proposé à ceux qui le voulaient, d'interprêter des chansons de leur choix. Un adolescent un peu efféminé, qui devait être marseillais d'après son accent, s'est mis à chanter : -Va, mon ami va, la lune te pousse -Va, mon ami va, la lune s'en va... Pendant qu'il chantait en se prenant pour un chanteur d'opérettes, un gros monsieur tournait son gros derrière, au rythme des paroles. Dès le troisième couplet, tout l'auditoire était plié en deux. Quand notre artiste se rendit compte du manège du gros homme, il devint tout rouge puis regagna sa place furieux et décontenancé.

Comme aucun autre chanteur ne se manifestait, on proposa de raconter des histoires drôles. Le dénommé Jojo raconta une histoire ordurière qu'il intitulait "Lolotte" et que je ne raconterai pas ici, tellement elle était de mauvais goût. Après cette soirée, je commençais à avoir une petite idée sur chacun. Charlie s'était moqué ouvertement de Jojo, en lui demandant un jour, en ricanant, comment allait "Lolotte"? Jojo voyant qu'il se fichait de lui, tenta un coup de poing que Charlie esquiva sans peine. Quelques instants plus tard, il était dans la salle de bain, en train d'aiguiser son coupe-choux, avec un regard de tueur qui signifiait : Celui-là, il ne me connait pas, il va voir ce que je lui réserve! Mais entre temps, Charlie était reparti loin de ce monde de malades.

Le vieux corse m'avait proposé des porte-bonheurs que je n'ai pas pu lui refuser. Le curé défroqué en a profité pour m'emprunter de l'argent, qu'il me rendrait vite car il attendait un mandat. Entre temps, je reçu une petite lettre de Pièrette, qui m'annonçait que son amoureux l'avait laissée tomber, qu'elle était déprimée... Ah! je l'aurais consolé si elle avait été plus près! Ce petit mot m'avait ému, faisant entrer un peu de féminité dans cet environnement d'hommes.

Ici, il n'y avait qu'une seule femme, c'était la femme de l'infirmier. Lui, c'était une force de la nature, beau par dessus le marché. Elle était jolie et souriante, et tous, la regardaient avec "envie"! Comme il en avait de la chance de l'avoir pour lui tout seul! Je commençais à trouver le temps long, surtout quand je voyais le départ de certains, apparament guéris.

Le curé devait partir le lendemain. Il ne m'avait pas rendu ce qu'il me devait! Je le dis au jeune Amoretti, qui me dit de m'habiller de bonne heure, qu'il viendrait avec moi pour lui réserver une surprise. Le car passait à 6 heures du matin, au bas du petit sentier, à un kilomètre de la maison de repos. Le corse connaissait un raccourci, qui nous permis d'arriver avant le défroqué, à l'arrêt du car. Quand il nous aperçu, il devînt blanc comme la neige qui nous entourait. Il avait déjà l'argent dans sa main, qu'il me tendit en tremblant et en marmonant "Oh! le corse..." Comme on a ri en remontant! Amoretti a bénéficié de la moitié de mon billet, mais ce n'était pas volé, car sans lui, j'aurais été refait. Ah! le sens de l'honneur, chez les corses, ça a parfois du bon!

Un jour, j'ai eu une joie inattendue. Je recevais une guitare, que ma marraine et ma mère avaient acheté, en rassemblant leurs économies. A partir de ce moment, la musique m'a permis d'oublier cette vie terne et sans avenir, de ce lieu d'exclus et de ratés de la société. Vers le mois de mai, la neige se mis à fondre lentement, et quelques touffes d'herbe émergèrent du tapis blanc. Ce renouveau coïncida avec mon départ. C'était la fin d'une période que j'aimerais pouvoir oublier, puisqu'elle a détruit mes rêves d'adolescent.

Des années plus tard, j'ai rencontré, par hasard, le gros monsieur de la soirée de chansons, à Paris, place Maubert. -Ca alors! Vous ici. C'est lui qui m'a reconnu le premier, il avait terriblement changé, avec une figure creusée, et il était devenu très maigre. On a parlé autour d'un pot, il m'en a appris de belles! On avait retrouvé l'infirmier au fond d'un ravin. ON ne sait pas si c'était un accident, ou plus vraisemblablement, un suicide. Sa femme, paraît-il, couchait avec tous ceux qui passaient et il n'a pas pu supporter cette épreuve. Et moi qui l'enviait, en son temps!

suivant : l'éclipse première partie, roman de Xavier Hart

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